Le Père Caffarel avait coutume de proposer une soirée de jeûne au cours des semaines de prière de Troussures. Il insistait sur le lien traditionnel entre jeûne et prière, assurant qu'un jeûne court (passer un repas) ne pouvait faire aucun mal (à condition de boire normalement). Le temps du repas serait avantageusement consacré à la prière. Le Père Caffarel employait la phrase : "immoler ses viscères". Enfin, il était plus facile de jeûner quand on est relié à une communauté qui jeûne.
Le jeûne nous désencombre et laisse la place à Dieu, après avoir chassé les démons : gourmandise, orgueil, sensualité, etc…
Jésus semble considérer le jeûne comme normal : "Quand tu jeûnes…" Il recommande seulement la discrétion : on jeûne pour Dieu seul, pas pour se faire remarquer. Dans certains cas, le jeûne, joint à la prière, est indispensable pour chasser les esprits mauvais (Mat. 17, 21).
Lui-même en donne l'exemple. "Jésus fut conduit par l'Esprit au désert, pour être tenté par le diable. Après avoir jeûné quarante jours et quarante nuits, il finit par avoir faim" (Mat. 4, 1-2).
J'avais toujours pensé que ces quarante jours faisaient partie des exagérations coutumières à l'imagination orientale. Jusqu'au jour où j'ai rencontré, au cours d'une session, un homme dont la conduite m'a intrigué. Il ne participait jamais aux repas. Je me suis risqué à lui demander ce qu'il en était. Il m'a expliqué qu'il jeûnait depuis trente jours et qu'il lui restait encore dix jours avant de terminer… Puis il me donna ses motivations : en gros, il voulait tenir compagnie à Jésus au désert et se consacrer à la prière. N'ayant pas eu beaucoup de temps pour prier pendant sa vie active, il voulait rattraper le temps perdu !
Nos ancêtres jeûnaient. Les chrétiens orientaux jeûnent fréquemment. Dans le rite latin, l'Église ne demande que deux jours de jeûne effectif par an, le Mercredi des Cendres et le Vendredi Saint, pour nous associer à la mort de Jésus sur la croix, afin de ressusciter avec LUI le jour de Pâques.
"Tu veux, par notre jeûne et nos privations, réprimer nos penchants mauvais, élever nos esprits, nous donner la force et enfin la récompense, par Christ Notre Seigneur" (Préface du Carême).
Se priver n'est pas un but, mais un moyen. C'est l'occasion d'un geste joyeux qui procède de l'amour, une offrande à Dieu et un partage avec les pauvres. Saint Thomas parle du jeûne d'allégresse (Zacharie 8, 19).
Le jeûne peut être pratiqué dans le cadre de la famille, à condition que tout le monde soit bien d'accord. Cela suppose beaucoup de dialogue.
Si j'essayais de passer (au moins) un repas, par exemple chaque vendredi ?
Renoncer
Le vrai combat de l'oraison ne consiste pas seulement à trouver le temps nécessaire, ni à supporter les distractions ou la sécheresse, le vide… Le fond du problème est ailleurs : c'est le choix de Dieu. Je sais que Dieu est le seul Bien. Il me donne tout. L'oraison quotidienne est l'heure de vérité.
Mais cela suppose une mort à tout ce qui m'attire, mourir à tout ce qui fait mon univers familier. Mourir afin de vivre. Perdre de petits avantages pour en trouver de plus grands. Choisir la grandeur dans la fidélité au quotidien.
Aimer dans les petites et les grandes choses. "Qui perd sa vie à cause de moi la sauvera" (Luc 9, 24). Nous voulons bien vivre, mais nous acceptons mal de mourir.
L'oraison m'oblige à me décentrer de moi-même pour me recentrer sur Dieu, me laisser saisir par l'Esprit de Dieu.
Et donc il va y avoir un combat, une tension entre mon moi égoïste, l'âme et le corps attirés par la terre et l'esprit, entre Dieu et le mal. Satan va faire de la résistance. Le moi égoïste refuse de lâcher prise.
Nous sommes écartelés
Au lieu de choisir Dieu, nous préférons notre petit univers. L'athée qui sommeille en nous rechigne à s'élancer vers Dieu. C'est bien trop haut. Nous regrettons les "oignons d'Égypte" (Nombres 11, 5). Nous refusons de mourir à notre monde familier. Nous nous attachons à la vie présente, à la terre. Notre destinée éternelle nous effraie. Nous refusons de grandir, et nous avons du mal à l'avouer.
En même temps nous sentons des élans vers le haut, des désirs illimités, nous croyons qu'un bonheur très grand nous attend. D'autre part, on sait que la mort nous guette ; il faudra partir. Avons-nous vraiment fait le choix de Dieu ?
Grandir, c'est perdre ses repères, comme l'adolescent. Dans la nuit de l'esprit, on ne sait plus où l'on est. Seule reste la petite lumière de la foi. Nous ressemblons au marin qui hésite à quitter le port des sécurités pour se lancer vers l'océan, vers l'inconnu.
Lâcher prise, faire confiance à Dieu seul, lui remettre notre destinée, cela fait peur à beaucoup. Faire oraison c'est un peu plonger dans le vide. L'oraison à la fois m'attire et me dépasse. Nous sommes divisés.
Mourir afin de vivre
Faire oraison c'est choisir la vie pour laquelle nous sommes faits, laisser de petits avantages, accepter de perdre sa vie mais pour la retrouver : "Celui qui perd sa vie à cause de moi la sauvera" (Luc 9, 23). Apprendre à mourir à certaines choses pour en recevoir d'autres bien meilleures.
Je veux écouter l'Esprit qui nous presse de le suivre vers les sommets, vers notre vocation d'enfants de Dieu. Croire c'est affirmer que la vie terrestre est limitée, provisoire. L'essentiel est ailleurs. Nous sommes destinés à être Dieu, rien de moins. L'oraison est un arrachement, une montée quotidienne, laborieuse, vers Dieu. Sommes-nous prêts à tout lâcher ? Seigneur, j'ai peur mais je veux dire oui à ce que Tu as prévu pour moi, à la grandeur, à ma vraie destinée.
Faire confiance à Dieu. Croire qu'il s'occupe de nous (la Providence). Croire au "dessein bienveillant de Dieu" (Jean-Michel Garrigue) à travers ses Alliances : Dieu et Israël, Dieu et l'Église. Dieu nous veut du bien. "Avez-vous manqué de quelque chose ? - Non, de rien" (Luc 22, 35). Dieu m'a aidé jusqu'ici. Je crois qu'il s'occupera encore de moi. Je fais confiance pour l'avenir. Ce qu'il me prépare doit être bon aussi. Je dis oui au futur.