Je reçois votre réaction à ma dernière lettre sur l’oraison, lettre invitant à prier non seulement pour un autre mais au nom de cet autre. Vous avez raison de me faire remarque que j’aurais pu aller plus loin. « Pourquoi, m’écrivez-vous, ne pas se présenter devant Dieu en lui disant : « Je suis cet autre, je suis André, je suis Françoise… » ? N’est-ce pas là une forme d’intercession plus parfaite ? ».
- Je suis de votre avis.
Aimer, c’est, en effet, s’identifier à un autre. L’amour, en un sens, me fait devenir l’autre. Par l’amour, je revêts l’autre, je m’immerge en l’autre : « Ma fille, j’ai mal à votre poitrine », écrivait Mme de Sévigné à sa fille qui avait une bronchite.
Et si par amour je m’identifie à un autre, je peux me présenter devant Dieu en lui disant : « Je suis Un tel ».
Connaissez-vous ce bouleversant récit de Monseigneur Antoine Bloom ?
En 1919, au moment de la guerre civile en Russie, quand les villes passaient de mains en mains, de Blancs aux Rouges et des Rouges aux Blancs, une femme, - l’épouse d’un officier de l’Armée Blanche – se trouve prise au piège dans une ville qui vient de tomber au pouvoir de l’adversaire. Avec ses deux enfants de cinq et sept ans, elle se cache dans une masure en bordure de la ville, attendant le moment où, les foules ayant cessé de déferler et l’attention de l’ennemi commençant à faiblir, elle pourra essayer de fuir.
Au soir du deuxième jour, quelqu’un frappe à la porte. Elle ouvre. C’est une jeune femme de son âge, qui lui dit :
« Vous êtes Une telle ? On vous a découverte, vous devez être fusillée cette nuit. Il faut que vous partiez immédiatement ».
Et la mère de répondre : « Où irais-je avec ces deux enfants ? Ils ne pourront marcher loin, on nous reconnaîtra tout de suite ». Alors la jeune femme, qui l’instant auparavant était simplement une voisine de rue, devient cette chose tellement grande que l’Evangile nomme « le prochain ».
- Non, on ne vous cherchera pas, parce que moi, je vais rester à votre place.
Et la mère dit : « On vous tuera ».
- « Oui, répond la jeune femme, mais moi, je n’ai pas d’enfants ». Avant de partir, la mère lui pose une dernière question : « Comment t’appelles-tu ? ». Et tout ce que nous savons d’elle, de son passé, de sa réalité concrète, c’est qu’elle s’appelait Nathalie.
Voilà bien l’intercession la plus vraie : prendre la place de l’autre. Et Monseigneur Bloom poursuit :
« Près de deux mille ans auparavant, un homme jeune, de son âge, attendait la mort. Lui non plus n’avait aucune raison de mourir. Personne n’avait de raison de le tuer. Il a dû mourir parce qu’il avait endossé devant Dieu le sort de l’humanité pécheresse. Il mourrait la mort de ceux qu’il aimait, pas la sienne.
« Nathalie, elle non plus, n’avait aucune raison de mourir. Elle était saine de corps, vigoureuse et jeune comme le jeune homme du Jardin des Oliviers qui s’appelait Jésus.
Et elle allait mourir parce qu’elle avait endossé la mort d’une autre femme. Elle allait mourir la mort d’une autre ».
Jésus, devant son Père, était l’autre, tous les autres. Quel téméraire amour ! Dire au Père : je suis l’humanité, cette humanité pourrie de péché, saoule de détresse, d’angoisse, cette humanité criminelle. « Je suis l’humanité, Père » ; quel effroyable courage il faut pour oser prononcer semblable parole ! On comprend alors un peu ce qu’il a vécu à Gethsémani : il succombe sous le fardeau gigantesque, il s’effondre, il tremble de peur, il sue le sang. Il supplie le Père. Toutefois, ajoute-t-il, que ta volonté soit faite. Aie pitié, aie pitié, aie pitié ! Et sans doute tous les cris de pénitence des psaumes d’Israël lui reviennent-ils aux lèvres.
Oui, la plus haute forme d’intercession est bien cette prière que j’ai envie de nommer la prière de substitution. N’est-ce pas l’explication de la passion des stigmatisés ?
J’ai connu un prêtre qui, ignoré de tous, vivait la Passion, l’agonie, la crucifixion du Christ dans son âme et dans sa chair. Je me suis toujours demandé s’il n’avait pas commis cette même prière follement imprudente et héroïque. Et je croirais volontiers que, dans notre monde d’aujourd’hui, il y a quelques centaines d’âmes inconnues vivant avec Jésus Christ ce mystère redoutable et admirable de la prière de substitution.
Je connais aussi telle mère dont le grand fils est plongé dans la plus affreuse détresse physique et morale. Elle s’est présentée devant Dieu en disant : « Je suis Etienne… ».
Il fut ensuite un temps où sa prière était une adoration fervente, une supplication véhémente : c’était en elle son fils qui adorait et louait Dieu sans en rien savoir. Puis cette femme s’est mise à douter, à souffrir grande détresse, à connaître des tentations de blasphème, à être envahie par la révolte. Elle ne se souvenait plus de sa prière, ne soupçonnait pas qu’elle vivait ce que vivait son fils. Seule demeurait en elle, mais également insoupçonnée d’elle-même, une héroïque fidélité à Dieu, tout à la fois ténue et infrangible. Si elle l’avait su, elle en aurait été fortifiée. Mais elle l’ignorait. Et c’était vraiment, dans toute son horreur, l’angoisse : ce que l’on éprouve quand on s’imagine haïr et offenser celui que dans le fond on aime de tout son être.
Quel appui, lorsqu’on vit ce drame spirituel, de trouver auprès de soi l’ami qui comprend, qui aime, qui à l’inverse des apôtres à Gethsémani ne s’endort pas, qui ne doute pas, et surtout ne se laisse pas aller, tels les amis de Job, à faire des exhortations pieuses ou, pis encore, des reproches.
Mais qui pourrait, sans présomption, s’engager dans cette voie, à moins d’une invitation incontestable du Seigneur ?
Et dire qu’on prend les contemplatifs, les mystiques, pour des individualistes, des évadés du monde ! Certes, ils ne vivent pas tous cette prière de substitution. Mais n’est-ce pas pour cela que Dieu les a appelés à quitter le monde, pour assumer ce monde devant sa Face ? Telle est la vocation contemplative dans toute sa grandeur.
En général, un jour vient où celui qui fait cette expérience pressent dès cette terre la joie du Christ vainqueur de la mort. Le Ressuscité ne résiste pas du désir de faire entrevoir sa gloire à celui qui a su l’aimer au point de le rejoindre dans sa prière de substitution.
Père Henri Caffarel.